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From counterculture to cyberculture

From Counterculture to Cyberculture. Stewart Brand, the Whole Earth Network and the Rise of Digital Utopianism, Fred Turner

L'histoire des liens entre la génération hippie et les entrepreneurs de la Silicon Valley est loin d'être inconnue. Steve Jobs a contribué à populariser cet itinéraire typique, du LSD à la micro-informatique, du mysticisme vers l'Internet. Il s'inscrivait volontiers dans ce mouvement culturel des années 1960 et 1970. « Prendre du LSD a été l'une des deux ou trois choses les plus importantes que j'ai faites dans ma vie », disait-il en 2005 au journaliste John Markoff — en conspuant au passage Bill Gates, qui aurait été un « type plus ouvert s'il avait pris de l'acide une fois dans sa vie ». Et dans son fameux discours de Stanford, Jobs dédie ses derniers mots à un certain Stewart Brand et à son Whole Earth Catalog, reprenant l'iconique formule : « Stay Hungry. Stay Foolish ».

<iframe width="420" height="315" src="https://www.youtube.com/embed/UF8uR6Z6KLc" frameborder="0" allowfullscreen></iframe> *Stanford Commencement Address*, de Steve Jobs, 2005

Le principal mérite de l'ouvrage de Fred Turner est de distinguer le mythe de la réalité. Alors que certain·e·s déplorent la trahison des idéaux originels de la contreculture, Turner montre au contraire que l'utopie numérique californienne s'inscrit dans sa continuité. La différence n'est pas à chercher dans les valeurs, mais dans les moyens : l'ordinateur personnel a simplement remplacé le LSD, le rock'n roll et les dômes géodésiques. En définitive, la philosophie dont se réclament les ingénieurs de la Silicon Valley n'avait de contreculture que le nom. Elle s'inscrivait à la fois dans la continuité d'une tradition de recherche militaire née dans la Guerre froide, et préfigurait une nouvelle forme de marché que nous appelons aujourd'hui le néolibéralime.

From counterculture to cyberculture n'affirme pourtant pas que cette transition s'est faite naturellement, comme si les fondements de la contreculture l'avait destinée à engendrer cette utopie digitale. Turner insiste constamment sur le travail social d'une myriade d'acteurs tous masculins, tous blancs et tous éduqués, à quelques rares exceptions près. Le matériau premier du livre se résume ainsi aux interactions de ce réseau social, que l'auteur examine au travers de ses publications les plus influentes, mais aussi de conférences, de festivals, de performances, et à partir du milieu des années 1980, d'espaces en ligne. Comme le dit Dominique Cardon dans sa préface à l'édition française, Turner se détourne des créateurs pour s'intéresser aux passeurs ; il s'intéresse moins à la technologie et à la culture qu'à leur alchimie et à leurs rapprochements.

Le résultat tient en quelques trois cents pages, très denses, qui donnent parfois le vertige par l'amplitude de ses va-et-vient : des Grateful Dead à Newt Gingrich, de la cybernétique à l'Electronic Frontier Foundation, de Vol au-dessus d'un nid de coucou à l'invention de la souris. Pour donner un sens et une direction à son investigation, Turner avait besoin d'un fil rouge. Avec beaucoup de discernement, l'auteur s'est ainsi attaché à la personne de Stewart Brand, celui-là même que remerciait Steve Jobs dans son allocution à Stanford. Brand est un acteur discret mais incontournable, qui s'est trouvé à l'interface entre des mondes sociaux extrêmement variés, parfois par hasard, souvent de sa propre initiative.

Les paradoxes apparents de la métaphore computationnelle

Si le propos s'avère parfois complexe, le paradoxe au point de départ de l'analyse est limpide. Après dix années de journalisme, couronnées en 1996 par la publication d'un livre sur la guerre du Vietnam, Turner est recruté comme professeur de communication à Stanford. Lors de l'écriture de Echoes of Combat: The Vietnam War in American Memory, Turner retient une chose en particulier : dans les contestations de la contreculture, l'ordinateur est une métaphore de la bureaucratie gouvernementale, de la lourdeur de l'administration universitaire et de la hiérarchie militaire. À l'époque, les étudiant·e·s de l'Université de Berkeley manipulent d'énormes machines IBM par l'intermédiaire de cartes perforées. Ces dernières deviennent rapidement l'emblème de l'aliénation de l'humain par la machine, tant technique que bureaucratique. Mario Savio, en 1964, prononce un célèbre discours qui posera les bases du Free Speech Movement :

Il est un moment où le fonctionnement d'une machine devient si odieux, vous rend tellement malade, que vous ne pouvez plus y prendre part, même pas tacitement. Et où vous devez poser vos corps sur les roues et sur les engrenages, sur les leviers, sur tout l'appareil, et vous devez l'arrêter.

La surprise de Turner paraît bien normale lorsqu'en 1997, il découvre la couverture de Wired Magazine, reprenant toute une iconographie hippie, et titrant : « Nous sommes aux portes de 25 ans de prospérité, de liberté, et d'un meilleur environnement pour le monde entier. Ça vous pose un problème ? ». Le magazine, créé en 1993 par Kevin Kelley, est une vitrine des nouvelles technologies de l'information. En 1964, l'ordinateur était le symbole de l'aliénation de l'humanité ; quarante ans plus tard, il représentait un outil de libération.

![La couverture de Wired Magazine en 1997](http://binblog.files.wordpress.com/2009/08/thelongboom.jpg) La couverture de *Wired Magazine* en 1997

Le paradoxe ne s'arrête pas là. Cette utopie numérique est défendue par d'anciens membres proéminents de la contreculture, a priori ceux-là mêmes qui refusaient les machines IBM de l'époque. John Perry Barlow, ancien parolier du groupe The Grateful Dead, l'un des fondateurs de l'Electronic Frontier Foundation, rédacteur de la Déclaration d'indépendance du cyberespace, déclare avec ferveur « Je vis à barlow@eff.org. C'est là que je vis. C'est ma maison ».

Turner met au jour l'influence de Stewart Brand et du Whole Earth Network dans ce changement de perception des machines et de leur apport à l'humanité. En suivant l'émergence et l'appropriation de termes tels que personal computer, virtual community et electronic frontier, il devient clair que ce vocabulaire n'est pas apparu spontanément parmi les hackers et autres ingénieurs — de la même manière que l'informatique en tant qu'outil de libération ne s'est pas imposée naturellement aux acteurs de la contreculture. Turner prend donc Kevin Kelly au pied de la lettre lorsqu'il explique en 1998 :

Nous sommes en train de compiler un vocabulaire et une syntaxe qui puissent décrire dans un unique langage tous les types de phénomènes qui ont échappé à la langue commune jusqu'à présent. Il s'agit d'une métaphore universelle nouvelle. Elle a plus de potentiel que les métaphores précédentes : l'état de rêve chez Freud, la variété chez Darwin, le progrès chez Marx, ou l'Ère du Verseau. Et elle a plus de puissance que toute autre théorie scientifique du moment. En fait, la métaphore computationnelle pourrait bien éclipser la mathématique comme forme universelle de notation.

La contreculture n'est qu'un mot : Nouvelle Gauche contre Nouveau Communalisme

L'un des arguments primordiaux de Turner consiste à réviser l'idée reçue d'une « génération 68 » unifiée, s'engageant de jour dans des manifestations pacifiques, dans le féminisme ou la défense des droits civiques, se retrouvant de nuit dans des performances artistiques alternatives, prenant du LSD au son des guitares électriques et s'abreuvant de lumières stroboscopiques. À rebours, l'auteur nous invite à penser la différence entre d'une part les tenants d'une Nouvelle Gauche, et d'autre part ceux d'un Nouveau Communalisme.

Les deux mouvements ont en commun de s'opposer à la bureaucratie, aux technologies déshumanisantes (big technology) et à la culture de masse. En revanche, leurs moyens et leurs visions de l'avenir sont radicalement différents. La Nouvelle Gauche choisit la voie de la contestation traditionnelle, celle de la politique agonistique. Elle s'exprime lors de manifestations, se structure par des organisations comme le Free Speech Movement ou les Students for a Democratic Society, et se donne des porte-paroles. En cela, la Nouvelle Gauche est profondément politique.

À l'inverse, les Nouveaux Communalistes pensent que la politique d'affrontement est au cœur du problème. Ken Kesey, l'auteur de Vol au-dessus d'un nid de coucou, est invité à donner un discours de protestation lors du Vietnam Day en 1965. À la grande surprise des organisateurs, Kesey n'harangue pas la foule. Laconique, il se contente d'un « Vous savez, vous n'arrêterez pas cette guerre avec cette manifestation, avec cette marche... c'est ce qu'ils font ». Après quoi, il sort son harmonica pour entonner l'air de Home on the Range. La rupture est claire, tout comme le message des Nouveaux Communalistes : « abandonnez la politique agonistique et rentrez chez vous ».

![Les Merry Pranksters](http://madamepickwickartblog.com/wp-content/uploads/2011/08/kesey3.jpg "Les Merry Pranksters") Ken Kesey et les Merry Pranksters en 1965

Ken Kesey avait fondé le groupe de Merry Pranksters, qui se voyait comme une « goutte de LSD dans la ville de San Francisco ». Fasciné par Vol au-dessus d'un nid de coucou et sa vision de la communauté des Natifs (Native Americans), Stewart Brand avait rejoint le groupe des Pranksters et en était devenu un membre très actif, organisant les Trips Festivals dans toute la Bay Area de San Francisco. Par la suite, cette mouvance de la contreculture prônera le retour à la nature et la fondation de « communes » dans la campagne états-unienne. Plutôt que de se confronter directement à cette société corrompue, les Nouveaux Communalistes voulaient simplement l'abandonner et vivre en communauté, en dehors, en marge. Loin d'être un mouvement minoritaire, les historiens estiment qu'au moins 700 000 personnes, les back-to-the-landers, ont fait l'expérience de ce retour à la terre entre 1968 et 1971.

Alors que la Nouvelle Gauche prône une révolution politique par la contestation, tournée vers l'extérieur, les Nouveaux Communalistes refusent la confrontation et veulent d'abord se changer eux-mêmes, se tournant vers leur intériorité et leur conscience. Pour les premiers, la communauté est le résultat d'une action politique ; pour les seconds, elle est le processus même de transformation.

Cette distinction n'est pas neuve. Le terme de « Nouvelle Gauche » est apparu dans de nombreux pays, à commencer par la France dans les années 1950 autour du Nouvel Observateur. Quant à l'expression « Nouveau Communalisme », on la retrouve sous la plume de Theodore Roszak en 1968. En revanche, Turner donne une perspective inédite sur les particularités de ces deux mouvements à l'égard de la technologie.

La cybernétique, de la recherche militaire au Nouveau Communalisme (1948-1965)

Il est difficile d'imaginer par quelle sorte de détour la contreculture aurait pu hériter de la tradition de recherche militaire de la guerre froide. Après tout, l'institution militaire était au centre de leurs dénonciations et à l'origine des peurs de l'holocauste nucléaire. Turner montre que cette réappropriation a lieu sans que les Nouveaux Communalistes aient conscience de cette continuité avec un complexe militaire qu'ils avaient en horreur. De fait, cette circulation n'a pu avoir lieu que parce que les acteurs du la contreculture se faisaient une image erronée du fonctionnement de la recherche militaire et de son idéologie.

Les conditions d'émergence de la pensée cybernétique

De l'extérieur, le complexe militaire apparaissait comme inévitablement hiérarchique et bureaucratique, ayant recours à d'énormes machines qui ne pouvaient travailler qu'à la déshumanisation de la société. En réalité, Turner rappelle que la Seconde guerre mondiale, puis la guerre froide, ont forcé les militaires à s'allier avec de nombreux instituts de recherche, comme le Radiation Lab du MIT, dit « Rad Lab ». Dans cet univers, les chercheurs devaient interagir avec des pairs issus d'autres institutions universitaires ou militaires, et souvent d'horizons disciplinaires variés. Dans ce petit monde, qui connectait soudain plusieurs espaces entre eux, se développe au contraire une tradition de flexibilité et d'ouverture. Afin de mener à bien leurs recherches, il fallait prendre l'initiative de contacter d'autres personnes, de se constituer des réseaux.

Les chercheurs du Rad Lab ont donc dû se faire les entrepreneurs de leurs propres travaux, que ce soit pour les réaliser ou pour en faire la promotion. Mais ils ont surtout dû créer un langage commun, qui permette de dialoguer avec toutes ces personnes, ce que Turner appelle un contact language, soit un vocabulaire partagé qui facilite les interactions. Et ce langage partagé, c'est la cybernétique de Norbert Wiener qui va la fournir, en assemblant toute une série de concepts issus de la physiologie (homéostase), de l'ingénieurie (feedback) et des études comportamentalistes (apprentissage, mémoire).

![Robert Wiener](http://dazedimg.dazedgroup.netdna-cdn.com/786x700/azure/dazed-prod/1060/8/1068945.JPG) Robert Wiener, à son bureau

Wiener présente la cybernétique comme « l'étude des messages comme moyens de contrôler les machines et la société ». Les deux mots importants de cette définition sont « machine » et « message ». Dans la théorie cybernétique, la machine ne désigne pas que la mécanique, mais s'étend également aux corps organiques, dont elle est une métaphore de l'activité. Quant aux messages, Wiener les conçoit dans la lignée de la théorie de l'information de Shannon, où le message est un ensemble de motifs dans un bruit informationnel (patterns in the noise). Dans son livre Cybernetics — or Control and Communication in the Animal and the Machine, paru en 1948, il imagine un ensemble d'interactions entre des machines, des systèmes biologiques et des systèmes d'informations, qui en s'échangeant des messages aboutissent à une auto-régulation, un équilibre spontané et durable dans le chaos informationnel. C'est la première forme de métaphore computationnelle positive qui est ainsi décrite par Wiener, même si ce dernier oppose les systèmes d'auto-régulation, dont la décentralisation garantit la démocratie, et les systèmes automatisés, qui lui rappellent le totalitarisme nazi ou soviétique.

La cyberculture chez les Nouveaux Communalistes

Les théories cybernétiques de Wiener vont avoir une grande influence sur de nombreux intellectuels de l'après-guerre, au premier rang desquels un certain Marshall Mc Luhan. Fervent chrétien, professeur de littérature fasciné par les nouvelles technologies, Mc Luhan rejette l'approche mathématisée de Wiener et retient surtout le rôle social fondamental de la communication décentralisée, le pouvoir du message pour ordonner le bruit. En 1962, dans The Gutenberg Galaxy, Mc Luhan accuse l'imprimerie et la typographie d'avoir conduit à des sociétés industrielles et bureaucratiques. À l'inverse, les nouvelles technologies de l'information vont libérer les hommes du joug de l'invention de Gutenberg pour former un « village global », et un retour à la tribu comme modèle de société. En 1964, Mc Luhan approfondit son idée de néotribalisme et surtout de « l'enchevêtrement homme-machine » avec son livre Understanding Media, qui connaîtra un immense succès.

![Buckminster Fuller en couverture du *Time* (1964)](http://dant.fr/wp-content/uploads/2013/11/buckminster_fuller_time.jpg) Buckminster Fuller en couverture du *Time* (1964). Son crâne est représenté ici sous la forme de son invention, le dôme géodésique.

Parmi les personnes que McLuhan va fasciner se trouvent les performers d'avant-garde du groupe USCO, créé en 1963 à New York par Buckminster Fuller. Ce dernier est vite rejoint par le jeune Steve Brand, qui après des études à Stanford a photographié de nombreuses tribus de Natifs et a été séduit par le rêve d'une société occidentale néotribale. C'est dans le cercle de l'USCO et aux côtés de Fuller que Brand découvre la cybernétique de Wiener et de McLuhan. À cette époque, Fuller crée des objets qui marqueront la contreculture, comme le dôme géodésique, ainsi que des concepts tout aussi influents, à l'instar du « Comprehensive Designer ». Ce dernier, à la fois artiste et ingénieur, combine toutes les formes de théories et de savoir-faire créatifs. Le Comprehensive Designer pourra dès lors changer le monde, non plus par la politique agonistique traditionnelle, mais grâce à une « science du design exhaustive et anticipatoire » (p. 57).

Remarquons déjà quelques glissements : lorsque McLuhan affirme « We are all one », le nous désigne l'ensemble des êtres vivants. Chez Fuller, Brand et tous ceux qui deviendront les Nouveaux Communalistes, ce « nous » représente davantage une élite cybernétique, composée de Comprehensive Designers, qui construiront les outils nécessaires à la libération de l'information et des consciences. Turner insiste également sur le fort héritage de la tradition de recherche militaire — que l'USCO ne reconnaît pas comme tel — lorsqu'ils s'approprient les théories cybernétiques, son ethos de la collaboration et sa métaphore computationnelle positive.

Les premiers rapprochements entre contreculture et ingénieurs (1966-1971)

Stewart Brand, un entrepreneur de réseaux

Après un long passage à l'USCO auprès de Buckminster Fuller, Brand déménage pour la Californie, où il rejoindra la bande des Merry Pranksters de Ken Kesey. Leur expérience du LSD (issue d'expérimentations militaires menées par la CIA), drogue perçue comme un outil individuel de libération des consciences, va durablement changer leurs vies. La théorie cybernétique avait d'abord séduit Brand par l'interprétation néotribale qu'en faisait McLuhan. Par la suite, il embrasse la cybernétique dans son ensemble, ce qui l'encourage à considérer l'homme et la machine conjointement, et à considérer les technologies locales comme un outil de libération semblable au LSD — à l'inverse de la big technology d'IBM.

Déjà, à l'époque, Brand mobilise des réseaux très différents, tant auprès de penseurs, d'artistes et d'ingénieurs, une approche qui doit beaucoup à la philosophie de Fuller et à la figure du Comprehensive Designer. Il est évidemment actif parmi les Merry Pranksters, et réunit la communauté des Nouveaux Communalistes de San Francisco lors du Trips Festival organisé dans la Baie.

<iframe width="420" height="315" src="https://www.youtube.com/embed/-67Vb3dSEoU" frameborder="0" allowfullscreen></iframe> Le *Trips Festival* de février 1966

Mais Brand, diplômé de Stanford, est aussi en contact avec le monde des ingénieurs informaticiens, alors en pleine effervescence. Il se rapproche en particulier de Douglas Engelbart et son équipe du ARC, au Stanford Research Institute (SRI). Engelbart est alors un pionnier des interfaces homme-machine. Entre 1966 et 1968, il élabore le oN-Line System (NLS), qui combine ses précédentes inventions : la souris, le clavier et l'écran de saisie (CRT).

À vrai dire, Engelbart et Brand se retrouvent en terrain commun. En effet, l'ingénieur de Stanford vient de la recherche militaire, dont il a d'ailleurs apporté les financements en s'installant au SRI. L'ARPA est alors le principal soutien de son laboratoire, et en 1969, l'ARC deviendra l'un des premiers nœuds de l'ARPANET, ancêtre de l'Internet moderne. Mais Engelbart n'a pas que des liens économiques avec la recherche militaire. Lui aussi a été profondément influencé par la cybernétique, principalement à travers les écrits de Licklider, un disciple de Norbert Wiener. Le concept de man-computer symbiosis est cruciale pour Licklider, et inspire tous les travaux de Douglas Engelbart sur les interfaces homme-machine. La cybernétique facilitera la rencontre entre Engelbart et Brand, ce dernier introduisant le premier à la contreculture de San Francisco et à l'ensemble des théoriciens cybernétiques.

Ainsi, en 1968, quand Engelbart fait découvrir pour la toute première fois son système NLS à un parterre d'ingénieurs médusés, c'est Stewart Brand qu'il choisit pour enregistrer l'événement. Il est difficile de trop insister sur le retentissement qu'a connu cette démonstration technologique, tant dans le milieu des ingénieurs que celui de la contreculture. L'événement est d'ailleurs surnommé la « mère de toutes les démos ».

<iframe width="420" height="315" src="https://www.youtube.com/embed/yJDv-zdhzMY" frameborder="0" allowfullscreen></iframe> *The Mother of All Demos*, 1968

Entre 1966 et 1968, Stewart Brand se fait une place à l'intersection de plusieurs réseaux, entre ingénieurs et Nouveaux Communalistes. C'est en 1968 qu'il décide de mêler les deux dans une publication cruciale pour notre histoire, celle que mentionne Steve Jobs dans son allocution à Stanford en 2005 : le Whole Earth Catalog.

En 1966, sous l'emprise du LSD, Brand contemple San Francisco depuis un toit, et se met à rêver : « pourquoi n'avons-nous pas encore vu de photographie de la planète entière ? ». Pour Brand, cette image serait assez puissante pour révéler l'unicité du monde, montrer le flux d'informations entre toutes les choses et créer l'aspiration à une conscience globale. L'expression « Whole Earth » était née.

Le Whole Earth Catalog, une publication cruciale (1968-1971)

L'année 1968 marque le vrai début du retour à la terre et de la création de communes dans la campagne — d'où qualificatif a posteriori de Nouveaux Communalistes. Enthousiasmé par cette vague de départs, qui voit plusieurs centaines de milliers de jeunes personnes partir pour fonder des tribus, Stewart Brand décide plutôt de rester chez lui, à Palo Alto, pour se consacrer à l'élaboration d'un guide, d'une bible pour les back-to-the-landers, dont le but est de regrouper en un seul catalogue des outils utiles à l'établissement des communes.

Le lecteur qui s'attendait à trouver des conseils pour choisir une tente ou allumer un feu devait s'attendre à une surprise. Le Whole Earth Catalog ne recommandait presque que des livres... et des objets technologiques. Le Catalog ne prescrit en réalité que les outils nécessaires à la libération des esprits (des livres, dont ceux de Wiener, mais aussi des calculatrices), à l'usage individuel, et favorable au tissage d'une conscience collective (comme les dômes géodésiques de Fuller). Le catalogue ne s'adressait pas aux masses, mais bien à ce que Brand considérait comme une élite avant-gardiste. Les Nouveaux Communalistes se voyaient à travers le mythe classique de la frontière, tantôt comme des Natifs (le Long Hunter), tantôt comme des cowboys des temps modernes (le Nomadic Cowboy), mais toujours comme des pionniers de la libération de la conscience, en marge de la société de consommation. De fait, ils rejetaient davantage la culture de la classe moyenne que le consumérisme, et Brand voulait aider à forger une élite entrepreunariale, tournée vers l'information.

Le Whole Earth Catalog a connu un succès immense. Recensant 133 éléments en 1968 en 61 pages, il en faisait 448 en 1971, se vendait à 1,5 millions d'exemplaires à travers tous les États-Unis et avait reçu le National Book Award. Sa lecture a touché autant les personnes dans leurs communes que les ingénieurs de Stanford ou de XEROX. Le catalogue devait son succès à son système collaboratif (les lecteurs pouvaient envoyer des avis sur les objets proposés, ou partager des conseils) tout autant qu'à sa mise en page innovante, qui a notamment inspiré Engelbart et Jobs.

![Une page du catalogue](https://s3.amazonaws.com/rapgenius/1364729387_Intpagescat.jpeg) Une page du *Whole Earth Catalog* (Turner présente notamment une page juxtaposant une calculatrice et un livre de Wiener)

Malgré l'engouement incroyable qu'il a suscité, le mouvement des communes s'est terminé en 1971, sans panache et dans l'amertume. En voulant recréer des tribus alternatives à la société occidentale, en prônant la libération de la conscience pour rejeter la politique de la classe, du genre et de la race, Turner rappelle que les communes avaient très souvent dérivé vers un modèle extrêmement conservateur. Alors que la Nouvelle Gauche, qui n'était pas irréprochable, connaissait parallèlement de nouvelles vagues de féminisme, les femmes dans les communes étaient systématiquement reléguées aux tâches ménagères, au prétexte de rôles genrés idéalisés. De même, l'immense majorité des Nouveaux Communalistes étaient des étudiants blancs de grandes universités, issus de milieux aisés. En s'installant dans la « nature », ils ont en réalité amorcé une forme de « recolonisation des terres pauvres » (p. 78), rachetant les terrains à des populations racisées et précaires.

En 1971, avec l'échec des communes et le point culminant du Whole Earth Catalog, Brand décide de mettre fin à sa publication. Si le catalogue n'a pas sauvé les communes, il a en revanche touché toute une génération, en particulier des ingénieurs californiens. Lorsque l'équipe de recherche de Douglas Engelbart rejoindra le laboratoire XEROX PARC, où naîtra le premier câble Ethernet, la première imprimante laser et l'Alto, le premier micro-ordinateur, ils ne manquent pas d'acheter l'intégralité des ouvrages conseillés par le Catalog pour commencer leur bibliothèque. Lors de la célébration du dernier numéro de la revue, Brand invite un certain Frederick Moore à qui il donna les derniers 20 000 dollars de la revue. Cet argent lui servira à fonder le légendaire Homebrew Computer Club en 1975, le ralliement de ceux qu'on appellera des « hobbyistes » puis des hackers, où sera présenté l'Apple I.

1984 : un renouveau de la convergence des héritages contreculturels et de la technologie

En novembre 1984, Stewart Brand organise une réunion inédite de plus de 150 hackers, parmi lesquels on retrouve Jobs, Wozniack ou encore Richard Stallman. Sans qu'aucune des sessions aboutisse à un consensus sur l'éthique hacker, Brand réussit son pari de diffuser les concepts et le vocabulaire du Whole Earth Catalog, tel que le « personal computer ». Ce succès le pousse à créer par la suite le WELL, Whole Earth 'Lectronic Link, une des plus influentes « communautés virtuelles ».

Mais cette convergence était loin d'être acquise. Après 1971, les jadis Nouveaux Communalistes se tournent vers le New Age, et Brand lui-même ne s'intéresse plus tant à l'informatique qu'à la conquête spatiale. À l'exception de quelques rares numéros spéciaux, Stewart Brand ne se préoccupe plus du Whole Earth Catalog. À partir de 1974, il est employé par le magazine Rolling Stone pour des reportages sur XEROX ou ARPANET. C'est à l'occasion de ses investigations qu'il emploie le mot d'« ordinateur personnel », qu'il préfère à celui de micro-informatique.

Brand est aussi amené à revoir certaines de ses positions. En se penchant sur une littérature qui renouvelle l'approche cybernétique de Wiener, à l'instar du livre de Gregory Bateson Steps to an Ecology of the Mind (1972), il en vient à expliquer l'échec des communes par la recherche vaine de la transcendance et de l'autosuffisance. « Personne ne peut vivre en dehors du système », affirme-t-il avec Bateson (p. 123). Cette évolution se ressent dans l'évolution de sa nouvelle revue, CoEvolution Quaterly, lancée en 1974 — beaucoup plus confidentielle que le Catalog. CoEQ s'ouvre à de nouveaux produits de consommation (vélos, électro-ménager) et à l'univers des affaires (comment trouver un travail ou acheter des actions). À la fin des années 1970, Brand n'est plus si éloigné de la culture économique mainstream.

Au début des années 1980, Brand retrouve son intérêt pour les nouvelles technologies. L'historien de l'informatique Paul Ceruzzi fait de l'année 1977 le début d'un essort massif de la micro-informatique, après avoir été développée à petite échelle par les hobbyists de Resource One et du Homebrew Computer Club. En effet, il s'agit de l'année de production de l'Apple II, considéré comme le premier ordinateur personnel à avoir été produit massivement en série.

![Heroes of the computer revolution](http://f.hypotheses.org/wp-content/blogs.dir/253/files/2013/12/Hackers_HeroesOfTheComputerRevolution.jpg) L'ouvrage séminal de Steven Levy (1983)

En 1983, Brand crée la revue Whole Earth Software Catalog. Il y engage le journaliste Steven Levy, qui à cette époque prépare son livre Hackers. Heroes of the Computer Revolution, paru l'année suivante. Dans son ouvrage, Levy identifie trois générations de hackers : ceux du MIT dans les années 1940 et 1950 ; les hardware hackers des années 1970 comme Wozniack ; et les young games hacker des années 1980. L'objectif de Levy est d'identifier une éthique commune, qu'il résume en six principes :

  • L'accès aux ordinateurs doit être illimité et total
  • Toute information doit être gratuite
  • Méfiance envers l'autorité et promotion de la décentralisation
  • Les hackers doivent être jugés selon leurs compétences
  • L'art et la beauté font partie intégrante de l'ordinateur
  • Les ordinateurs peuvent changer votre vie pour le meilleur

L'amour des hackers pour les outils rappelle à Brand l'idéologie des Nouveaux Communalistes. Cette redécouverte de la micro-informatique et des hackers ravive ses idéaux. Dix ans plus tôt, il avait donné un cachet contreculturel aux ingénieurs et à l'informatique. Cette idéologie se retrouve fortement dans la stratégie de communication d'Apple pour le lancement de son nouvel ordinateur personnel, le Macintosh, en 1984. Dans cette campagne publicitaire, on y voyait l'ordinateur personnel, sous la métaphore d'une jeune femme, libérer les consciences de la masse, écrasées par la bureaucratie et la big technology que symbolisait IBM pour Mario Savio.

<iframe width="420" height="315" src="https://www.youtube.com/embed/VtvjbmoDx-I" frameborder="0" allowfullscreen></iframe> *Publicité pour le lancement du Macintosh 128K, 1984*

Au début des années 1980, Brand demande en retour aux nouvelles technologies de légitimer ses théories. Pour lui, les ingénieurs informaticiens sont devenus les véritables héritiers du Nouveau Communalisme, à l'inverse des anciens back-to-the-landers qui ont échoué. Dès lors, Brand n'envisage plus la technologie comme un outil parmi d'autres pour construire une communauté, mais comme le lieu même qu'elle doit habiter.

Vers une élite du réseau (1984 - 1993)

À partir de 1984, Stewart Brand crée deux réseaux incroyablement influents dans la diffusion de son modèle d'utopie numérique. Le Global Business Network, créé en 1984, réunit des patrons des grandes corporations informatiques et traditionnelles (comme le géant pétrolier Shell), des ingénieurs, des chercheurs et des journalistes. Une année plus tard, le Whole Earth 'Lectronic Link est mis en ligne sur un petit ordinateur à Saulito, au nord de San Francisco, avec pour objectif de réunir tous les ingénieurs de la Silicon Valley au sein d'un même espace en ligne.

Le WELL, l'outil des entrepreneurs

Au milieu des années 1980, la Silicon Valley connaît une effervescence que Turner compare à celle de la ruée sur l'or. Cette économie florissante se caractérise par un impressionnant turnover : les employés changent d'entreprise tous les deux ans environ. « Les gens doivent se considérer comme leurs propres employeurs », déclare Brand (p. 149). Dans ce contexte, la clé de la réussite pour se faire embaucher devient le capital social, c'est-à-dire la qualité et la taille de son réseau personnel. Le WELL devient un espace en ligne crucial pour se faire connaître auprès de potentiels collègues. Et si le WELL n'est pas l'unique réseau de ce genre, Brand s'assure d'en faire le moins cher (5 dollars par mois) et instaure une adhésion gratuite pour tous les journalistes.

![enter image description here](https://upload.wikimedia.org/wikipedia/en/d/d5/Well_logo.png) Logo du *Whole Earth 'Lectronic Link*

Le WELL n'est pourtant pas un réseau professionnel à proprement parler. Certes, une partie des canaux de discussion est consacré à la technologie, mais la plupart des conference rooms virtuelles sont dédiées à l'art, l'humour, la science, etc. Turner s'inspire du concept d'héterarchie de David Stark pour en expliquer le fonctionnement. Le WELL est un espace où se mélangent les motifs et les contextes sociaux, mais dont les échanges peuvent se traduire en un avantage économique ou symbolique. En se réclamant d'une « économie du don », le WELL tente de donner vie à une communauté d'esprits. En 1987, Howard Rheingold, journaliste à la Whole Earth Review (qui prend le relai de CoEvolution Quaterly en 1984), définit le WELL comme une « communauté virtuelle » — première apparition écrite de l'expression. Pour expliquer les effets de cette rhétorique de la communauté virtuelle, Turner écrit ces lignes, d'une actualité frappante :

Sur le WELL, la rhétorique de la communauté virtuelle avait rendu possible la transformation d'informations économiquement intéressantes en dons, en cachant partiellement la nature économique de certaines transactions et les relations de pouvoir ainsi établies. Au fur et à mesure que le terme de communauté virtuelle faisait son chemin auprès du grand public, son ambiguïté idéologique la rendait particulièrement attirante pour le monde de l'entreprise. Si une entreprise parvenait à parrainer une « communauté » virtuelle, si elle pouvait convaincre ses clients qu'ils se livraient à une activité sociale plutôt qu'économique — ou si elle pouvait les convaincre que dans toute « vraie » communauté, la frontière entre les dimensions sociale et économique est nécessairement floue —, elle pourrait alors accroître la fidélité de ses clients et, par là-même, ses profits. (p. 161)

Contrairement aux communes, le WELL est un succès durable jusqu'à ce jour (http://www.well.com/), grâce à sa compatibilité avec le monde de l'entreprise : Microsoft et America Online ont fait régulièrement appel au WELL pour les conseiller en matière de communauté virtuelle ; Craig Newmark y crée la première version de son site Craiglist. À l'inverse du conservatisme des communes en matière de genre, le WELL compte à la fin des années 1980 40% de femmes, qui se réunissent régulièrement lors de conférences non-mixtes WOW (Women On the WELL). Et grâce à l'adhésion gratuite pour les journalistes, le WELL bénéficie d'une influence et d'une couverture médiatiques considérables. Des membres du WELL fonderont des journaux influents, comme Kevin Kelly avec Wired Magazine (1993) et Scott Rosenberg avec Salon.com — qui rachètera le WELL en 1999. Enfin, le WELL est devenu un rassemblement fameux d'amateurs des Grateful Dead et de l'ancienne scène LSD portée par Timothy Leary.

En établissant cette communauté sur une Terra Incognita électronique, certains membres du WELL se voient à leur tour comme les pionniers d'une nouvelle frontière. En 1984, le romancier William Gibson invente le terme de cyberespace pour qualifier un univers de dystopie. John Perry Barlow, ancien parolier des Grateful Dead qui a rejoint Brand à la Whole Earth Review et sur le WELL, utilisera volontiers ce terme, mais cette fois dans un sens positif. En 1990, après que le FBI est intervenu auprès de jeunes hackers membres du WELL (Phiber Optic et Acid Phreak), Barlow écrit un texte fondateur intitulé Crime and Puzzlement, où il développe la notion d'electronic frontier. Quelques mois plus tard, il crée avec Esther Dyson l'association Electronic Frontier Foundation pour défendre les libertés numériques.

Stewart Brand à la conquête des grandes corporations : le Global Business Network

Créé en 1984 par Stewart Brand, le GBN est une réunion d'hommes d'affaire, de journalistes, d'universitaires et de consultants. L'objectif est de former l'élite économique à la rhétorique des réseaux, en lui vantant l'efficacité de communautés comme le WELL pour triompher dans la Nouvelle Économie, c'est-à-dire le néolibéralisme de Ronald Reagan. Brand recrute également Nicholas Negroponte et des membres du Media Lab du MIT, qu'il considérait comme les descendants directs du Rad Lab et de Wiener.

À ses débuts, le GBN séduisait les entreprises en les formant au scenario planning, en recrutant notamment le futuriste Peter Schwartz. Ce dernier marchait dans les pas de personnalités comme Herman Kahn — le modèle dont Kubrick s'est inspiré pour créer le Dr Folamour —, qui avait développé cette technique rhétorique d'élaboration de scenari pour préparer les entreprises aux futurs possibles. Le géant pétrolier Shell en avait fait l'expérience : alors que les analystes du groupe n'arrivaient pas à persuader la direction de l'imminence du choc pétrolier de 1973 avec leurs tableaux de données, le recours à un scénario catastrophe avait finalement convaincu les dirigeants d'anticiper une hausse spectaculaire des prix, ce qui valut à Shell de sortir presque indemne de cette crise économique. Schwartz, ancien analyste de Shell, voulait précisément apporter ce type de séminaires aux membres du GBN.

![Herman Kahn, défenseur de la futurologie](http://www.geopolintel.fr/IMG/jpg/fol.jpg) *Herman Kahn, défenseur de la futurologie, inspiration du Dr Folamour*

Pour Kevin Kelly, la futurologie devait être emmenée vers une étape supérieure grâce à la simulation informatique. À cette époque, les progrès des processeurs ouvrent la voie de la bio-informatique et de la simulation de processus biologiques, comme la reproduction des cellules ou le séquençage partiel du génome. Des économistes, dont certains membres du GBN, ont étendu ces simulations biologiques à la sphère économique. Kelly était fasciné par l'ouvrage de Michael Rothschild, Bionomics: The Inevitability of Capitalism, paru en 1990. La première Artificial Life Conference de 1987 réunit informaticiens, biologistes et anthropologues autour de cette idée que les algorithmes et la simulation de modèles écologiques pouvaient s'appliquer à l'activité économique et sociale. À nouveau, la cybernétique de Wiener agissait comme une interface, un contact language entre ces différents spécialistes.

Plus intéressant encore, pour les analystes de la conférence, la puissance neuve des ordinateurs avait (ou allait) transformer le globe en un système informationnel totalement transparent, pouvant être déchiffré en permanence par des ordinateurs qui nous avertiraient de la possibilité d'un holocauste nucléaire imminent ou d'une catastrophe écologique. Pour Kelly, cette conférence est l'occasion de plusieurs épiphanies. Premièrement, elle validait les intuitions du Nouveau Communalisme et sa vision d'un monde où tout est relié par des motifs invisibles que seule une élite peut déchiffrer. De la même manière que le LSD avait révélé ces motifs aux hippies dans les années 1960, l'ordinateur allait faire de même pour la nouvelle élite des années 1990. Et comme le LSD, ces nouvelles technologies permettraient d'envisager la vie comme un tout, un whole cohérent, en symbiose permanente.

Avec le syncrétisme chrétien qui le caractérisait, Kelly voyait aussi ces technologies comme le moyen de déchiffrer les algorithmes divins régissant l'ordre planétaire. Et surtout, il considérait le Whole Earth Network comme cette élite qui elle seule pouvait déchiffrer ces motifs dans le chaos informationnel ; une élite qui, nécessairement, naturellement, ne pouvait manquer de s'imposer dans l'économie mondiale.

Kevin Kelly, Wired et l'idéologie californienne

En 1993, Kevin Kelly crée le magazine Wired avec d'autres membres du WELL et de l'EFF, comme Esther Dyson et George Gilder. Kelly définit sa revue comme « un magazine consacré aux individus les plus puissants de la planète aujourd'hui — la Génération Numérique », et non pas comme une revue informatique comme tant d'autres. Le mélange de politique néolibérale, d'iconographie hippie et de visions techno-utopiques ont été désignées par Richard Barbrook et Andy Cameron sous le nom d'idéologie californienne en 1998. Turner s'accorde à dire avec ces auteurs que cet état d'esprit s'était imposé comme l'orthodoxie de la Silicon Valley à la fin des années 1990, même si selon lui, Barbrook et Cameron avaient à tort tracé ses origines à la Nouvelle Gauche des années 1960.

Kelly n'imaginait pas Wired comme un récepteur mais bien comme un acteur à part entière de cette élite interconnectée. Et si Wired a bien été une plateforme pour le Whole Earth Network, la nouvelle droite libertarienne des années 1990 y a également trouvé un forum de choix, les deux camps s'engageant dans un effort de légitimation mutuelle parfois ambigüe.

![Newt Gingrich, en couverture de *Wired Magazine*](http://culturevisuelle.org/corazonada/files/2010/05/7wired1.jpg) Newt Gingrich, en couverture de *Wired Magazine* (1995)

Cet enchevêtrement s'illustre dans les relations complexes entre Esther Dyson, George Gilder et Newt Gingrich. Ce dernier accueille les deux cofondateurs de Wired dans son think-tank pour produire un rapport liant dérégulation économique et nouvelles technologies, intitulé Cyberspace and the American Dream: A Magna Carta for the Knowledge Age (1994). En retour, Dyson dédie une interview entière à Gingrich dans les pages de son magazine, le consacrant comme un politicien branché (wired). Pourtant, Dyson souhaitait se distinguer de Gingrich, mysogine notoire : « J'apprécie ses idées, mais pas les personnes qui les épousent » (p. 232). Gingrich et les éditeurs de Wired se retrouvent en revanche sur la métaphore du réseau Internet comme ordre spontané qui pourra remplacer la politique. La métaphore computationnelle, encore une fois, se trouve placée au cœur du dialogue.

Conclusion. Devons-nous tout aux hippies ?

En 1995, Stewart Brand proclame : « Nous devons tout aux hippies » — dix ans avant que Steve Jobs déclare qu'il doit beaucoup à Stewart Brand. From Counterculture to Cyberculture ne met pas tant en cause cette constatation que son discours sous-jacent, apologie d'une révolution qui serait née dans les années 1960 dans l'opposition à la culture mainstream. Fred Turner révèle les continuités idéologiques et organisationnelles de l'héritage néocommunaliste avec l'ère de la guerre froide. Mieux, il ne se satisfait pas d'une histoire des idées qui décrirait le succès d'une utopie, mais révèle le travail d'une myriade d'acteurs dont la pensée s'est adaptée et accommodée des changements de leur époque.

Comme bien d'autres avant elle, la révolution numérique s'explique par la montée en puissance d'une classe sociale qui s'en revendique comme avant-garde. Contre toute attente, cette élite n'appartient pas uniquement aux ingénieurs de la Silicon Valley ; elle ne se caractérise pas seulement par ses capacités techniques. Grâce à la mobilisation d'une métaphore computationnelle, quelques acteurs sont parvenus à faire du réseau leur principale force, dans une logique qui confine parfois à la performativité.

From Counterculture to Cyberculture, paru en 2006, traduit en français en 2012, est devenu une référence. Il est intéressant de le comparer avec un livre paru un an plus tôt, What the Dormouse Said: How the Sixties Counterculture Shaped the Personal Computer Industry, dans lequel John Markoff retraçait lui aussi le lien entre l'ethos collaboratif de la guerre froide, la contreculture et la Silicon Valley. En un sens, l'ouvrage de Markoff est plus sensationnel, dans la mesure où il contient des entretiens avec des personnalités dont Steve Jobs. Mais force est de reconnaître que Markoff reste concentré sur le travail technique des ingénieurs et des hackers, même s'il consacre quelques pages à Stewart Brand et au Whole Earth Catalog. Le tour de force de Turner réside dans son étude érudite des théories cybernétiques et de la trajectoire des membres du Whole Earth Network.

Pour autant, l'ouvrage de Turner reste parfois assez nébuleux, au risque de perdre son lecteur qui doit retracer par lui-même une vision d'ensemble dont les éléments sont dispersés çà et là. C'est peut-être le principal défaut de From Counterculture to Cyberculture. Alors que Turner excelle dans la restitution de menus détails, les éclairages théoriques restent rares : contact language, network forum et heterarchy sont les seuls concepts parfois développés pour expliquer les interactions décrites. Il manque ainsi une conclusion ou une synthèse à cet ouvrage massif, la préface de Dominique Cardon jouant clairement ce rôle dans l'édition française.

Enfin, il faut souligner que le livre se concentre uniquement sur une utopie digitale qui, si elle domine la Silicon Valley, n'est pas la seule à avoir proposé un rêve de société associé aux nouvelles technologies. Sur la côte Est des États-Unis, Richard Stallman élabore sa philosophie du logiciel libre, tandis qu'en Finlande, Linus Torvalds se consacre à la confection de son système d'exploitation Linux. Et si Turner avait déjà fort à faire avec l'idéologie californienne, il serait intéressant de voir comment ces différentes utopies digitales se sont croisées, répondues ou ignorées.

Aujourd'hui encore, la Valley célèbre cet héritage contreculturel lors de la fête de Burning Man, dans le désert du Nevada. Il se dit que plus de 40 000 personnes de la région de San Francisco se rendent à cette gigantesque fête consacrée à la « créativité humaine ». La musique, les vêtements ne sont plus les mêmes, mais il est difficile de réprimer le sentiment d'une rémanence du passé, un écho de Stewart Brand rêvant, sous l'emprise du LSD, de contempler une photographie de la terre entière.

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Burning Man 2013 // BURN from Kien Lam on Vimeo.

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